En Inde, les “intouchables” ont survécu à un dispositif légal quasi complet

30 August 2001
Le Monde
Françoise Chipaux
LE MONDE | 30.08.01 | 12h50
NEW DELHI de notre correspondante en Asie du Sud “Basé à Delhi, un Dhiman brahmane cherche alliance pour son fils”; “Cherche un Gautam kshatriya au teint clair”; “Union avec un élégant garçon jat”… Toutes les castes, y compris les “intouchables”, qu’on appelle en Inde dalit (défavorisé) et qui sont classés comme “castes répertoriées” (scheduled castes), ont leur colonne dans les annonces matrimoniales du dimanche. La caste reste en Inde l’appartenance première et l’abolition de l’intouchabilité, en 1950, par la première Constitution de l’Inde indépendante, n’a pas changé grand-chose dans les faits.

Chaque jour, la presse se fait témoin de discriminations à l’égard des dalit ou rapporte les crimes variés commis, en toute impunité la plupart du temps, au nom de la caste. Le plus récent est la pendaison publique dans un village, à moins de deux heures de Delhi, de deux jeunes de quinze et dix-sept ans qui avaient eu le malheur de s’aimer alors qu’ils n’étaient pas de la même caste. Un crime impardonnable pour les gens du village, qui ont fait justice eux-mêmes.

A l’approche de la Conférence mondiale contre le racisme de Durban, les organisations non gouvernementales qui demandent depuis plusieurs mois l’inscription du problème des castes à l’ordre du jour ne désespèrent pas de voir l’affaire débattue malgré l’opposition du gouvernement. “La caste est historiquement une partie de l’Inde. C’est un problème que le gouvernement reconnaît et de nombreuses lois et mesures ont été adoptées pour y remédier. Nous ne croyons pas nécessaire de détourner l’agenda de la conférence de son but principal, qui est la lutte contre le racisme”, affirme Omar Abdullah, secrétaire d’Etat aux affaires étrangères, qui conduira la délégation indienne à Durban.

Le gouvernement n’a pas trop à s’inquiéter, car, souligne Ravi Nair, directeur du Centre de documentation des droits de l’homme en Asie du Sud, “aucune coalition de gouvernements importants ne pousse en faveur de l’inclusion de la caste dans le débat”.

La Barbade a bien tenté, lors de la deuxième réunion préparatoire, d’introduire un paragraphe sur le sujet, mais elle l’a vite retiré après intervention de Delhi. En l’absence de consensus, seuls la Hollande et le Danemark étaient en faveur du débat, l’Union européenne restant dans un prudent attentisme.

Pour avoir le premier en 1996 introduit aux Nations unies les discriminations dues à la caste, Ravi Nair a été traité en Inde d'”agent du Pakistan, d’élément antinational”. Il se bat depuis vingt ans contre toutes les discriminations. Il estime que l’amélioration du sort des 170 millions d’intouchables passe d’abord par des réformes économiques et sociales. “Si vous voulez donner la dignité aux dalit, donnez- leur la dignité économique, dit-il, et pour cela, faites appliquer les lois sur la redistribution des terres et le salaire minimum des travailleurs agricoles journaliers.” Le dispositif de lois est quasiment complet, mais la plupart ne sont jamais appliquées et, très souvent, la police refuse même d’enregistrer la plainte d’un dalit contre un membre d’une caste supérieure. “Notre système social de valeurs est si fort qu’il surpasse la loi”, affirme M.Rawat, un activiste dalit des droits de l’homme. “De plus, ce système est lié à la religion, ce qui rend plus difficile son attaque aux yeux de certains.”

Le gouvernement admet que les lois ne suffisent pas. Un officiel, qui réclame l’anonymat, affirme: “L’éducation et l’éradication de la pauvreté sont les deux armes qui peuvent aider dans cette lutte.” Toutes deux relèvent du gouvernement. Or l’éducation primaire obligatoire n’est toujours pas un droit fondamental reconnu par la Constitution; le taux d’enfants dalit quittant l’école à la fin du primaire était de 77,65 % en 1991 (dernier chiffre officiel). En outre, selon la Commission nationale des castes répertoriées, la plupart des dalit victimes de violences ou d’abus sont des paysans sans terre.

“La caste est un instrument d’exploitation économique”, confiait en 1998, R.Balakrishnan, président régional de la commission pour le Tamil Nadu à Human Rights Watch. Cette organisation non gouvernementale a publié, en 1999, un remarquable rapport – “Peuple brisé” – sur la violence contre les intouchables indiens. La majorité d’entre eux occupent le bas de l’échelle, dans l’ordre social et économique. Ce n’est pas la présence à la tête de l’Inde d’un dalit en la personne du président Kocheril Raman Narayanan qui y change quelque chose.

La volonté politique manque à tous les échelons pour en finir avec un déni de justice historique, sur lequel jouent aujourd’hui les partis politiques. Depuis l’indépendance, la caste s’est, en un sens, raffermie. Alors que la Constitution ne prévoyait des quotas dans l’accès à l’éducation et aux emplois administratifs qu’aux castes et tribus répertoriées, ceux-ci se sont multipliés en faveur de nouvelles catégories, comme les Other Backward Castes (OBC, des castes supérieures aux intouchables, mais défavorisées). A quelques mois des élections en Uttar Pradesh, l’Etat le plus peuplé de l’Inde (160 millions d’habitants) et avec le plus grand nombre d’intouchables (30 millions) et d’OBC, le ministre en chef veut encore – dans un but électoral – instaurer une nouvelle catégorie de castes, les Most Backward Castes (MBC, les castes les plus défavorisées).

“Cinq mille ans de réformes sociales, cinquante ans d’une Constitution démocratique n’ont pas résolu le problème, pensez-vous que deux paragraphes dans une déclaration de 88 pages le résoudront?”, interroge un officiel indien pour justifier l’attitude du gouvernement à Durban. Certes non. Du moins les organisations dalit espèrent-elles, en tentant d’internationaliser le problème, pousser le gouvernement à agir plus efficacement pour simplement faire appliquer la loi.

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